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Extraits du roman
Charles se pencha par-dessus l’épaule de Chloé tandis qu’elle tournait la page. Ils lurent tour à tour à voix haute, comme pour se donner la réplique dans une pièce de théâtre. La jeune femme donna le ton.

 

-« L’embonpoint excessif est un mal, produit ordinaire de la bonne chère et de l’oisiveté ; la frugalité et le travail en préservent constamment. Un crocheteur, un manœuvre, excédés de fatigue et nourris avec parcimonie ne le connaissent que de vue. »

-« Faites le plus souvent qu’il vous sera possible de l’exercice, jusqu’à vous sentir un peu las… »

-« Jeûnez comme un bon chrétien le carême entièrement. »

-« Fuyez même en Carnaval les mets succulents. L’aloyau et le chapon… »

-« Peu de viande en tout, point ou très peu de potage… »

-« Point ou peu de laitage et de fromage, du pain même avec discrétion, mais de la salade à discrétion surtout à raison du vinaigre. »

-« Préférez le vin blanc au rouge, trempez-le beaucoup. Trempez-le. » Trempez-le ?

-Peut-être que ça veut dire « diluer » ?, proposa Charles.

-Ah oui sûrement, acquiesça Chloé.

-Notre personnage souffre donc d’embonpoint excessif !, conclut-il.

***

-Votre nom ?

-La réservation était au nom de mon mari, Max Lenoir, prononça Chloé en rougissant.

-Max Lenoir, oui, chambre 322, j’envoie une femme de chambre et je vous rappelle à ce numéro.

Chloé raccrocha sans bien savoir ce qu’elle faisait. Quelques minutes plus tard, la sonnerie de son téléphone retentit :

-Madame Lenoir, merci pour votre patience.

Chloé tressaillit.

-La femme de chambre n’a malheureusement pas retrouvé votre trousse de maquillage mais vous avez effectivement laissé une paire de collants.

-Ce n’est rien, vous pouvez les jeter.

-C’est noté, encore merci pour votre séjour Privilège, et à bientôt dans nos hôtels Barrière.

***

Scarlett attendit que ses tuteurs rejoignent l’étage avant de quitter sa cachette. Sur la pointe des pieds, elle se glissa derrière la porte dérobée qui menait de la salle à manger au cabinet de musique avant de s’infiltrer dans le salon d’apparat. La vaste pièce déjà remise en ordre par les domestiques empestait le vin, les liqueurs de fruits et le tabac à priser. Elle s’assit derrière le clavecin en caressant les touches du bout des doigts, sans appuyer. Le gentilhomme qui lui avait fait tant d’effet et pour lequel elle aurait voulu jouer pendant des heures n’était donc, d’après son tuteur, qu’un « vulgaire et perfide parvenu », qu’un « malandrin qui pillait les ressources de la Nation »… Elle soupira. Dans les roses lueurs de l’aube, elle rassembla ses livres de musique et traversa le grand salon pour les ranger dans le cabinet adjacent. Un à un, elle les replaça dans les étagères. Au moment de retrouver sa place, le Troisième Livre de François Couperin laissa s’échapper un feuillet qui voleta sur le sol. Scarlett s’accroupit, saisit le feuillet, plissa les yeux pour essayer de lire dans la trop faible lueur. Un choc qui provenait de l’escalier de service la fit tressaillir. Elle serra le feuillet dans son poing, s’élança dans le grand salon pour regagner le vestibule à toute vitesse. En haletant, elle escalada les larges marches de l’escalier d’honneur. Une fois dans sa chambre, elle se jeta sur le guéridon. A deux reprises, elle se brûla les doigts sans réussir à allumer la mèche. A la troisième tentative surgit une auréole de lumière. Scarlett reposa le chandelier sur le marbre, déplia le billet froissé dans sa main et commença à lire.

 

Objet de nos désirs, dans l’âge le plus tendre

Scarlett, ne peut-on vous voir ou vous entendre

Sans éprouver les maux que l’Amour fait souffrir ?

Trop jeune à la fois, et trop belle,

En nous charmant si tôt, que vous êtes cruelle,

Attendez pour blesser que vous puissiez guérir.

 

Se pouvait-il qu’il fût de la main du gentilhomme en habit rouge ? La jeune fille vacilla, puis se laissa tomber sur le lit.

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